Depuis plusieurs années, les banques centrales étudient la possibilité d’émettre des monnaies numériques de banque centrale (MNBC), qui pourraient remplacer les transactions en espèces et en billets. 

La Réserve fédérale américaine (Fed) ne fait exception à là règle, et a donc récemment annoncé qu’elle étudiait la possibilité d’émettre un dollar numérique. Une initiative qui, bien évidemment, a soulevé un certain nombre de questions, notamment quant au respect de la vie privée des utilisateurs et à la protection de leurs données.

Pourquoi un dollar numérique ?

Comme ce fut le cas pour le e-Yuan ou l’Euro numérique par exemple, la première question qui vient à l’esprit c’est : « Mais pour quoi faire ?« 

Car, en effet, il y a longtemps maintenant que l’essentiel des transactions du quotidien sont digitalisées, qu’il s’agisse de payer nos courses par carte bancaire, de régler nos factures par virements ou prélèvements, ou encore de s’envoyer de l’argent entre individus directement en ligne sans même passer par un établissement bancaire. Quant aux opérations sur les marchés financiers, cela fait des décennies qu’elles sont totalement dématérialisées.

Alors oui, c’est vrai qu’une récente étude de la Banque de France montre que les espèces résistent encore un peu, mais la perte de terrain est inéluctable. On évitera pudiquement d’aborder le cas des chèques dont l’usage semble désormais réservé exclusivement à quelques nostalgiques des années 80, à certains services publics territoriaux et à la mairie de mon village qui exige le dépôt d’une caution pour louer la salle des fêtes. Mais à part ça, les monnaies semblent bel et bien déjà largement numérisées. Donc, c’est quoi la différence avec une MNBC ?

Le dollar numérique (et les MNBC) en 8 points

Le cas du dollar numérique est assez emblématique de ce que seront ces nouvelles devises dématérialisées. Et au-delà de la question initiale de son utilité (voire de sa pertinence), un certain nombre d’autres questions subsidiaires apparaissent dont les réponses peuvent constituer autant d’avantages à la monnaie numérique de banque centrale.

1. Qu’est-ce que le dollar numérique ?

Le e-dollar est prévu comme une évolution des pièces et des billets, en ce sens qu’il serait également émis et soutenu par la Réserve fédérale américaine (la Fed), au contraire de la monnaie fiduciaire qui provient essentiellement des prêts accordés par les banques commerciales et dont la production en excès peut parfois mener à des crises financières majeures. En gros, cette monnaie digitale de banque centrale (ou CBDC pour central bank digital currency) est appelée, sinon à remplacer, tout au moins à être utilisée comme une alternative numérique au billet de banque physique.

2. En quoi le dollar numérique sera-t-il différent du dollar physique ?

Outre sa nature évidemment totalement dématérialisée, la principale différence résidera dans le fait qu’il sera infalsifiable. En effet, basées sur un système de blockchain, la création et la circulation des dollars numériques seront facilement traçables, et chaque e-dollar sera donc réputé authentique. Autre différence majeure, par exemple dans le cas du soutien exceptionnel de tout ou partie de l’économie par le biais d’une distribution monétaire directement aux citoyens (qu’on l’appelle « helicopter money« , aide publique ou « quoi-qu’il-en-coûte »), les CDBC émis pourraient être programmés et utilisables uniquement pour certains achats spécifiques, voire jusqu’à une certaine date. Une manière de mieux cibler l’utilisation des aides de l’État

3. Concrètement, comment les banques centrales créent-elles des MNBC ?

En théorie, le système consiste pour une banque centrale, ici la Fed, à émettre des jetons numériques de sa propre devise, en l’occurrence le dollar, qui sont stockés sur des registres distribués ou blockchains. D’un point de vue pratique, il n’y a pas encore de modèle standardisé pour mettre ce registre à la disposition des utilisateurs. On peut ainsi imaginer un système entièrement centralisé dans lequel les individus et les entreprises disposeraient d’un compte dédié auprès de la banque centrale, laquelle garantirait à la fois le solde et les transactions, ou bien une blockchain dont les nœuds seraient gérés par les banques centrales et d’autres acteurs autorisés qui valideraient les transactions.

4. Comment le dollar numérique pourrait-il affecter le système financier actuel ?

Un autre avantage d’une monnaie américaine de banque centrale totalement digitalisée serait de faciliter et de fluidifier les opérations sur les marchés financiers. En effet, les paiements pourraient être effectués instantanément et à moindre coût par rapport aux méthodes de paiement traditionnelles, ce qui réduirait les frais bancaires pour les utilisateurs, accélèrerait les transactions et améliorerait l’efficacité du processus de paiement dans son ensemble. De la même façon, le dollar numérique permettrait aux autorités de mieux surveiller les flux financiers douteux et lutter contre le blanchiment d’argent ou le financement du terrorisme. Enfin, pour les personnes allergiques aux banques commerciales dont les méthodes n’inspirent plus vraiment confiance, les paiements directs entre utilisateurs sans passer par le réseau bancaire pourraient devenir une habitude, ce qui ne manquerait pas de bouleverser durablement le système financier.

5. Le dollar numérique est-il une cryptomonnaie ?

Non, ce serait même un concurrent direct qui offrirait une alternative stable et régulée, puisque soutenue par la Réserve fédérale américaine, alors que les cryptomonnaies comme le Bitcoin restent très incertaines aussi bien dans leur valeur que dans leur utilisabilité. D’ailleurs, les cryptomonnaies ne sont pour l’instant pas vraiment des monnaies puisqu’on ne peut guère les utiliser au quotidien et qu’elles sont tout au plus des outils d’investissement, voire de spéculation.

6. Comment le dollar numérique pourrait-il rivaliser avec d’autres MNBC comme l’euro numérique ou le e-yuan ?

Déjà, le dollar est la première monnaie de réserve mondiale, véritable valeur-refuge financière reconnue dans le monde entier. Sa version numérique, donc directement soutenue par la plus grande et plus puissante banque centrale de la planète ne pourra que renforcer sa crédibilité par rapport aux autres devises numériques. Ensuite, le dollar est également la principale monnaie utilisée dans les transactions sur les marchés internationaux ; les entreprises et les individus qui font déjà des affaires en dollars pourraient trouver plus simple de basculer vers le dollar numérique que de s’orienter vers n’importe quelle autre e-devise. Enfin, tous les pays du monde ou presque acceptent la monnaie américaine, que ce soit à travers des opérations de change ou même directement jusque dans les commerces à l’autre bout du monde, ce qui en fait l’une des devises les plus liquides de la planète ; nul doute que la numérisation et la suppression d’intermédiaires physiques et institutionnels ne pourra qu’accroître cette liquidité.

7. Pourquoi la Fed envisage-t-elle de créer un dollar numérique ?

Probablement que le point précédent répond déjà un peu à la question : pour renforcer l’hégémonie du dollar dans le monde, en s’adressant directement aux utilisateurs (investisseurs, consommateurs et entreprises), à l’heure où beaucoup d’États songent au contraire à se détacher de son emprise. Ce serait aussi un moyen de mieux gérer la masse monétaire en circulation dont on sait qu’elle constitue un problème récurrent de l’administration américaine depuis les années 60. La volonté de répondre à l’évolution des modes de paiement, ainsi que le renforcement de la sécurité des transactions, sont souvent avancées par les autorités, mais il s’agit davantage « d’arguments de vente » potentiels que de réels objectifs.

8. Quel est le rôle de l’administration Biden dans le projet de dollar numérique ?

Le gouvernement de Joe Biden veut avant tout couper l’herbe sous le pied d’éventuels acteurs privés qui avancent de leur côté sur la création de monnaies numériques décentralisées. Le bitcoin et les autres cryptomonnaies qui ont découlé de ce modèle ne sont en effet que la première version de ce que seront les moyens de paiement du futur. Ces monnaies « privées » sont encore très imparfaites, instables, peu ou pas régulées, mais de nouveaux modèles commencent à apparaître (ou tentent de le faire) en gommant les défauts de leurs précurseurs. L’ennui, c’est que toutes ces futures « devises » restent pour ainsi dire totalement hors de contrôle des États, présentes à la fois partout et nulle part, grâce à la magie des réseaux numériques. Par conséquent, à défaut d’avoir la main sur un système créé justement pour s’affranchir du pouvoir politique, entre autres, le gouvernement américain (comme ses homologues en Europe et en Chine) a décidé d’attaquer le problème sur deux fronts bien distincts : d’un côté, en diabolisant les cryptomonnaies en raison de leur rôle indéniable dans la cybercriminalité et les risques importants de perte financière qu’elles font courir à tous ceux qui décideraient d’y investir ; pendant que d’un autre côté, comme l’expliquait récemment Daleep Singh lors d’une audience de la commission bancaire du Sénat, l’État mettrait en place un système de monnaie numérique totalement sûr pour les utilisateurs et qui « évincerait l’écosystème de la cryptomonnaie » lequel « permet aux adversaires de la sécurité nationale comme la Russie d’exploiter nos lacunes, nos faiblesses en termes d’infrastructures critiques. » 

Finalement, sur le papier, le dollar numérique a vraiment tout pour séduire et présente des avantages indéniables pour les consommateurs, les entreprises et l’économie dans son ensemble. Cependant, la future CBDC de la Réserve fédérale soulève également des risques potentiels pour la vie privée des utilisateurs. 

Quels pourraient être les principaux inconvénients du dollar numérique pour les usagers ?

Pour chacune des questions du paragraphe précédent, on a pu trouver des réponses qui constituaient autant d’avantages potentiels. Mais on pourrait tout aussi bien envisager des contreparties bien moins séduisantes : questions de souveraineté monétaire, risque d’instabilité financière, problèmes de solvabilité des pays en voie de développement… Même si les principales, celles qui intéressent directement les utilisateurs, concernent plus précisément la protection de la vie privée.

1. Perte de vie privée et vulnérabilité des données personnelles

Pour certains, cela sonne comme la fin du droit de disposer librement et en toute confidentialité de son argent. En clair, c’est littéralement la protection de la vie privée qui est ici menacée, puisque la Fed et potentiellement les autres organismes autorisés à gérer le registre des transactions pourraient avoir accès à des informations sur les habitudes de consommation des utilisateurs par exemple.

De la même façon, la sécurité des données personnelles est tout aussi menacée, puisqu’à partir du moment où tous les éléments permettant d’identifier une transaction, y compris les parties en présence, se retrouveront « en ligne », les risques sont grands qu’un pirate un peu plus doué que les autres mette la main sur l’ensemble des données personnelles de la population, avec toutes les conséquences criminelles que l’on peut imaginer.

2. Les mesures à prendre

Il est donc essentiel que les autorités garantissent la confidentialité et la sécurité des données des utilisateurs, en mettant par exemple en place des mécanismes de protection et de contrôle réellement hors norme. Ce qui est pour l’instant loin d’être le cas, car il ne se passe pas une semaine sans qu’une administration, un hôpital, un organisme d’État ou même une banque, voie les données de ses utilisateurs piratées, détournées et mêmes bloquées contre rançon. Par conséquent, compte tenu de la relative impossibilité de garantir le risque zéro, les utilisateurs devront bien évidemment être parfaitement informés et conscients des dangers potentiels liés à l’utilisation de cette monnaie numérique, afin de pouvoir prendre des décisions éclairées.

Il n’existe pas à ce jour de moyen réellement efficace pour assurer la confidentialité des données des utilisateurs, mais les banques centrales pourraient par exemple envisager d’utiliser des technologies de chiffrement avancées pour protéger les transactions. Ou encore mettre en place des mécanismes législatifs de protection des données, l’équivalent de la loi Informatique et Libertés en France, afin de garantir que les informations personnelles des utilisateurs ne soient pas utilisées à des fins inappropriées.

De la même façon, les autorités américaines pourraient prévoir des organismes de surveillance indépendants, à l’instar (toujours en France !) de la CNIL qui pourraient vérifier que les banques centrales ne violent pas la vie privée des utilisateurs. Des utilisateurs qui, d’ailleurs, devraient également avoir la possibilité de contrôler la manière dont leurs données sont collectées et utilisées, par exemple en ayant la possibilité de supprimer leurs données de la base de données. Malheureusement, on touche là aux limites du système de registre numérique de type blockchain puisque, justement, ce procédé est censé empêcher toute modification a postériori des enregistrements, que ce soit par les États ou par les utilisateurs eux-mêmes.

On voit donc que le problème est loin d’être résolu.