[MISE À JOUR : 28 Juin 2023] Le calendrier est respecté du côté de Bruxelles ! La commission européenne vient de livrer le premier cadre législatif relatif à la mise en place de l’Euro numérique. Une « nouvelle » monnaie qui change de nom pour l’occasion : il sera désormais question de Cash+. Ce texte doit dorénavant passer entre les mains des agents de la BCE qui doit le valider d’ici l’automne.

[Première publication – 30 Novembre 2022] Le 7 novembre 2022, lors d’une conférence organisée avec la BCE, la Commission européenne a réaffirmé sa volonté de lancer l’Euro numérique, et a ainsi promis la mise en place d’un premier cadre législatif avant juin 2023.


Pourtant, malgré l’imminence de son éventuelle introduction dans notre quotidien, la plupart des gens ignorent tout de ce qui sera peut-être leur prochaine monnaie d’ici quatre ou cinq ans. Que sera donc cet euro numérique ? A quoi servira-t-il ? Comment nous affectera-t-il, simples consommateurs et épargnants que nous sommes ? Autant de questions auxquelles nous allons tâcher de donner des réponses simples et directes, avant d’envisager la possibilité qu’on ait affaire à une énième usine à gaz communautaire susceptible de créer plus de problèmes qu’elle ne promet d’en résoudre.

Qu’est-ce que l’euro numérique ?

De manière très concrète, la Banque centrale européenne définit le futur euro numérique comme un équivalent des billets en euros sous forme dématérialisée. Toutefois, la banque l’affirme, il ne s’agit pas pour autant de remplacer les espèces, mais plutôt d’ajouter une solution de paiement supplémentaire, plus facile à utiliser,  permettant une meilleure accessibilité et une plus grande inclusion.

Même si ces deux derniers arguments sentent bon la tentative de rendre le projet compatible avec les principes de responsabilité sociétale, cette vertu tellement à la mode en ce moment qu’on la met désormais à toutes les sauces, force est de constater que les institutions européennes affichent une certaine détermination à faciliter la circulation de la monnaie. Et c’est une bonne chose puisque la circulation constitue justement l’un des piliers de la force d’une monnaie, une force dont l’euro a plus que jamais besoin face à un dollar qui explose et une succession de crises qui menacent directement l’intégrité économique de l’Eurozone.

Toujours concrètement, l’euro numérique s’appuie également sur la capacité qu’offrirait un nouveau système d’authentification et de suivi des transactions permettant des paiements sûrs, rapides, peu coûteux et facilement traçables. Passons sur ce dernier aspect qui fait grincer des dents à ceux qui n’aiment pas que les institutions mettent le nez dans leurs affaires, et concentrons-nous un instant sur le reste de la proposition. En d’autres termes, l’euro numérique serait donc adossé à une sorte de registre infalsifiable permettant de sécuriser les paiements. Ce système est bien connu depuis de nombreuses années par les détenteurs de crypto-actifs tels que le Bitcoin, puisqu’il s’agit ni plus ni moins d’une blockchain.

Ou en tout cas, c’est ainsi que, sans le dire de manière explicite car d’autres options sont encore sur la table, la BCE envisage de garantir le bon fonctionnement de la future devise numérique européenne, en réponse justement au développement des « cryptomonnaies » (lesquelles NE SONT PAS des monnaies) qui depuis 2019 soulève une très forte inquiétude, pour ne pas dire réticence, des régulateurs financiers. L’idée est donc de couper l’herbe sous le pied de ces « frappeurs » de monnaies privées en créant une monnaie numérique de banque centrale, aussi sûre qu’une devise classique, sans risque de volatilité excessive (l’année qui vient de s’écouler a été particulièrement violente sur ce point pour les détenteurs de cryptos), tout en se conformant aux nouveaux usages et aux attentes des particuliers comme des entreprises.

A-t-on réellement besoin d’un euro numérique ?

De prime abord, on a un peu de mal à comprendre l’effervescence autour d’un tel projet de monnaie numérique, étant donné que, depuis de nombreuses années maintenant, l’essentiel de nos transactions, des plus complexes (financements budgétaires, investissements, opérations de marchés) aux plus courantes (consommation, épargne, emprunts) sont déjà très largement digitalisées.

En effet, depuis une dizaine d’années, la monnaie fiduciaire, appelée aussi l’argent liquide, ou encore les espèces, le cash, a vu son utilisation se réduire comme peau de chagrin au profit des moyens de paiement dématérialisés, qu’il s’agisse de virements ou de prélèvements bancaires, mais aussi et surtout des paiements par carte. Une tendance qui s’est d’ailleurs accélérée pour des raisons sanitaires au cours des trois dernières années et qui a vu ainsi l’utilisation du cash reculer fortement depuis 2019. De récentes études montrent que seuls 33% des Français privilégient encore les espèces comme moyen de paiement en 2022, alors qu’en 2019, le cash concernait encore 59% des transactions dans notre pays. Et près de 70% en 2016.

Par conséquent, à l’heure où notre usage de la monnaie est très majoritairement digitalisé, qu’est-ce qu’un Euro numérique apporterait de plus à nos “euros numérisés” ?

En réalité, et pour être parfaitement honnête, pas grand chose. En tout cas, pour les usagers que nous sommes. La BCE a beau insister sur le fait que l’euro numérique ne sera rien d’autre qu’une représentation digitale des espèces, on voit mal comment cela pourrait fonctionner autrement que sous forme de comptes dématérialisés libellés en euros, qu’on peut supposer enregistrés dans des porte-monnaie électroniques (ou wallets) mais dont les usages seront peu ou prou les mêmes que ceux des comptes bancaires traditionnels. Le cadre législatif, mais aussi technique, n’étant pas encore clairement défini, il est difficile de dire si on pourra même voir la moindre différence entre un compte en euro et un autre en “e-euro”. Peut-être pourrons-nous bénéficier d’une plus grande souplesse en matière de mobilité bancaire, avec un patrimoine inscrit dans un registre global auquel nous pourrons accéder depuis n’importe quel établissement, ou pour lequel nous pourrons mandater librement n’importe quel intermédiaire de gestion. Un registre qui ne sera toutefois pas décentralisé comme une blockchain crypto, mais au contraire détenu par la BCE.

Quels seraient les avantages d’un euro numérique ?

On l’a vu, l’intérêt pour les usagers reste à démontrer, même si on peut imaginer une plus grande liberté vis-à-vis du réseau bancaire, seul pour l’instant habilité à créer mais aussi à gérer la monnaie que nous utilisons au quotidien. Ainsi, un euro numérique basé sur une blockchain par exemple permettrait une certaine décentralisation qui libèrerait en quelque sorte l’accès à la monnaie, redonnant aux usagers la pleine propriété de leur capital qui ne serait plus rattaché à un établissement bancaire en particulier ; les banques devenant d’ailleurs du même coup de simples fournisseurs de services financiers.

Un tel système (que certains considèrent tout de même comme difficile à envisager, car cela priverait les banques commerciales de leur position dominante) permettrait de protéger les capitaux en cas de faillite, puisqu’ils seraient détenus virtuellement en dehors de toute structure financière. Une nouvelle crise bancaire aurait donc une incidence limitée sur la capacité des usagers à accéder à leurs fonds, que cette crise soit limitée à quelques faillites comme celle qui frappa la tristement célèbre Lehmann Brother, ou au contraire étendue jusqu’à donner lieu à un véritable krach comme celui de 1929.

La monnaie deviendrait en quelque sorte publique (gérée par la banque centrale) et non plus privée (issue des banques commerciales), offrant également une plus grande robustesse face à l’impact d’événements extrêmes tels que les catastrophes naturelles, les guerres ou les pandémies, à plus forte raison lorsque les services de paiement traditionnels s’en trouvent affectés.

Les autorités européennes y voient également un bon moyen d’accélérer l’unification économique des pays de la zone euro, facilitant le développement d’un vrai marché unique et ouvrant la voie à de possibles réglementations d’union fiscale par exemple, ou encore en matière d’assurance, de services financiers, d’investissements, etc., ceci afin de gommer certaines inégalités qui persistent encore entre les 27 pays de l’Union Européenne.

L’euro numérique pourrait-il rencontrer des oppositions ?

Comme évoqué plus haut, un euro numérique – qui fonctionnerait donc comme une réserve monétaire totalement débancarisée, à l’instar des liasses de billets dans les armoires de nos grands-parents – aurait comme premier effet de révolutionner le rapport à l’argent, en excluant d’emblée les banques commerciales de leur siège confortable de détenteurs exclusifs des cordons de la bourse des épargnants. Un déclassement qui risque de ne pas se faire sans mal et qui, surtout, pourrait bien accroître les difficultés rencontrées par le milieu bancaire.

En effet déjà fragilisées par la décennie de taux bas, les banques européennes sont désormais fortement incitées à ménager leur trésorerie pour faire face à l’inflation durable ainsi qu’à la remontée des taux, lesquels vont amener une majorité d’usagers, particuliers comme professionnels, à renoncer au financement de leurs projets et donc entraîner une baisse considérable de l’activité bancaire. En les privant maintenant de leur rôle central dans les transactions financières du quotidien, la BCE pourrait bien leur couper la seule source de revenus qu’il leur reste.

De la même façon, la centralisation de la monnaie entre les mains des autorités européennes risque fort de réveiller certaines craintes en matière de libertés individuelles et de protection des données personnelles. En avril 2021, la BCE publiait elle-même les résultats d’une enquête publique portant sur l’euro numérique et menée auprès de 8200 citoyens européens. Sans grande surprise, le public et les professionnels attendent avant tout d’une monnaie numérique qu’elle respecte la vie privée (43%). Une préoccupation majeure qui arrive loin devant la sécurité (18%), la possibilité de payer dans toute la zone euro (11%), l’absence de frais supplémentaires (9%) et la facilité d’utilisation hors ligne (8%).

Pour l’instant, le seul moyen de paiement qui réunit toutes ces qualités, c’est le cash. Tandis que les paiements électroniques restent toujours susceptibles de piratages, mais aussi et surtout de suivi et de surveillance généralisés des transactions, sans oublier la possible ingérence de l’Etat ou de services privés dans les données de paiement. Or il paraît évident pour de nombreux observateurs que la motivation première des autorités européennes réside justement dans un meilleur contrôle des flux financiers du quotidien, privant les citoyens d’une liberté que l’argent liquide leur permettait jusque-là.

Ainsi, face à l’opposition presque certaine du secteur bancaire ainsi que les réticences d’un public qui pourrait voir dans ce nouvel instrument monétaire une tentative supplémentaire de le « fliquer » tout en supprimant peu à peu l’argent liquide intraçable, il est possible que la BCE peine à imposer son euro numérique. Jusqu’au jour sans doute où il deviendra obligatoire.