En mars dernier, alors que la France n’en était qu’à sa sixième journée de mobilisation nationale contre la réforme des retraites (on en est à 13 à l’heure où j’écris cet article et une quatorzième est prévue le 6 juin), le magazine Capital s’était interrogé sur le coût réel d’une grève pour le pays. En pleine crise d’inflation et de réduction du pouvoir d’achat, c’est une question légitime quand on sait qu’au final, tout ce qui coûte à l’Etat finit par être payé par le contribuable.

Une perte financière estimée à 2 milliards d’euros par jour

Sauf que c’est aussi une question dont il est difficile de trouver une réponse précise. En janvier 2023, l’économiste Marc Touati avait estimé que chaque jour de grève coûtait la bagatelle de 2 milliards d’euros à l’économie française. Son calcul était le suivant : en se basant sur un PIB annuel à 2642 milliards d’euros en 2022, réparti entre un peu plus de 250 jours ouvrés qui représentent donc chacun un revenu d’activité économique de 10 milliards d’euros, et en partant du principe qu’une journée de forte mobilisation est susceptible d’impacter l’activité économique d’environ 20%, voire souvent davantage dans le commerce, chaque jour de grève coûterait donc à la France un cinquième du PIB journalier, soit 2 milliards d’euros. Selon Jean-Eudes du Mesnil, secrétaire général de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), on serait également sur le même ordre de grandeur, à quelques centaines de millions près. Un chiffre qui augmente à mesure que le mouvement se durcit et se prolonge.

On parle là bien sûr de conséquences directes sur l’activité économique proprement dite. Par exemple, les secteurs des transports, du tourisme, de l’hôtellerie et la restauration peuvent connaître une baisse significative de leur activité pendant les périodes de grève. Les commerces peuvent également être affectés par une baisse des approvisionnements entraînant mécaniquement une baisse de leur chiffre d’affaires. D’autres vont préférer tout simplement tirer le rideau pendant les manifestations car, même s’il n’est pas très politiquement correct de le rappeler, on sait désormais que ces mouvements sociaux donnent systématiquement lieu à des débordements qui peuvent servir de prétexte à des groupes d’individus, souvent extérieurs aux organisations de grévistes, pour se livrer à du vandalisme dans les boutiques présentes sur le parcours du cortège syndical.

Qu’est-ce que cela représente au juste ?

Le calcul basé sur un pourcentage du PIB a été parfois jugé un peu trop simple, et même fantaisiste pour certains, mais il donne au moins un premier point de repère. Deux milliards d’euros, c’est quasiment ce que l’Etat a dépensé l’an dernier au service de l’indemnité inflation versée aux ménages les plus modestes. Ce qui signifie en d’autre termes que chaque journée d’action visant à « mettre l’économie française à genoux« , comme l’a reconnu l’un des principaux responsable de la CGT Emmanuel Lepine en mars 2023, priverait l’économie de sa capacité à aider 38 millions de Français à boucler leurs fins de mois pendant un an. 

Zones représentant les différentes dépenses publiques par rapport à la grève

Autre comparaison intéressante. Après une douzaine de journées de mobilisation, l’économie française aurait ainsi perdu entre 20 et 25 milliards d’euros. Le budget annuel de l’Etat en matière d’emploi, c’est 20.9 milliards selon le projet de finances 2023. Le budget de la justice, c’est 11.6 milliards, l’enseignement c’est 82 milliards, la défense 53 milliards. Sur quoi veut-on alors que la France fasse des économies cette année pour compenser la perte financière liée aux grèves ? L’emploi, la justice, la moitié de nos dépenses pour la défense nationale, ou encore le quart de ce que nous payons pour l’enseignement de nos enfants, en sachant que c’est déjà largement insuffisant au regard des résultats ? 

Cette démonstration est sans doute abusive, mais il faut bien comprendre que l’économie est un tout, pas seulement une « boîte noire » dans laquelle les « riches » cacheraient leur argent en privant la population, à commencer par les plus pauvres, des fruits de la croissance. Quand l’économie va mal, ce sont les finances de l’Etat qui souffrent, puisque la France est sans doute le pays qui soutient le plus fortement l’activité de ses entreprises et qui s’efforce (sans doute de manière maladroite et pas toujours bien ciblée, ce qui est une autre histoire) de gommer les inégalités de revenus par une politique de redistribution parmi les plus lourdes et les plus complexes du monde. Et cette politique a un coût, qu’il faut bien financer à un moment ou à un autre, que ce soit par l’impôt, par les prélèvements sociaux (ce qui reste une autre forme de taxes) ou pire, par des coupes budgétaires.

Enfin, le système des retraites français coûtera en 2023 un peu moins de 350 milliards d’euros à l’Etat, toutes dépenses confondues, soit 1 milliard d’euros par jour en étant généreux. Comment justifier de faire perdre à l’Etat le double en prétendant justement se battre pour les retraites ?

Les autres coûts indirects de la grève

En dehors des coûts directement liés à la baisse d’activité économique, les grèves ont également des conséquences néfastes sur un certain nombre d’aspects peut-être moins visibles mais tout aussi fondamentaux.

Manque à gagner pour les entreprises

On l’a dit, les grèves peuvent ralentir le commerce. Mais au-delà de ce secteur en particulier, c’est toute l’industrie qui peut être touchée par un mouvement qui se durcit, entraînant alors une diminution de la production et des ventes pour de nombreuses sociétés. Les arrêts de travail, les débrayages en pleine journée, les perturbations dans les transports peuvent entraîner des retards dans les livraisons, des annulations de commandes et une baisse de la productivité. Les entreprises qui dépendent des services publics, comme la SNCF ou les transports en commun, peuvent être aussi fortement touchées. Des manques à gagner qui se traduisent inévitablement par des pertes financières au bilan comptable des sociétés.

Perte de compétitivité et image négative auprès des investisseurs étrangers

Ce n’est plus une surprise, notre pays est vu dans le reste du monde comme celui des grèves. Le Français moyen n’a plus un béret et une baguette, mais une pancarte qu’il brandit dans les rues en vociférant contre un peu tout et n’importe quoi au lieu d’être au travail. Ces mouvements de grève récurrents ont fini par nuire à la réputation du pays en tant que destination d’investissement. Bien plus que les coûts d’implantation et les tracasseries administratives. D’ailleurs, sur ce point, il semble que la France se soit améliorée puisqu’elle est depuis trois ans consécutifs l’Etat européen dont la législation séduit le plus les investisseurs étrangers, lesquels se précipitent donc sur notre territoire pour en faire leur première destination de l’Union. Mais, les investisseurs étrangers perçoivent aussi cet état de contestation permanent comme un risque pour la stabilité économique et sociale du pays, ce qui en décourage encore beaucoup. Une mauvaise image qui nous coûte donc très cher, au sens financier du terme, en matière de compétitivité.

La casse et ses conséquences à moyen terme

Comme je l’ai rappelé plus haut, l’allergie des Français au principe même de réforme génère des manifestations et des grèves qui peuvent entraîner des dégradations matérielles, qu’il s’agisse d’infrastructures endommagées, de véhicules incendiés et encore de commerces vandalisés, à Paris comme en province. C’est souvent un sujet tabou, mais une triste réalité quand même. D’une manière générale, les coûts de réparation et de remise en état sont supportés par l’État chaque fois que c’est le patrimoine commun qui est concerné, ce qui représente une dépense supplémentaire pour le service public. Dans le cas des biens privés, certaines assurances peuvent parfois couvrir le montant des dégâts, mais la plupart excluent de leurs garanties les mouvements de foule et les émeutes. Pour les entreprises qui ne pourraient être indemnisées ni par l’Etat ni par leur assureur, c’est souvent la fermeture définitive. Comme pour celles qui n’auront pas pu supporter une perte d’activité trop brutale, d’ailleurs. Au final, des faillites et des pertes d’emplois qui vont peser sur l’économie.

Baisse de la rémunération des salariés et pertes de recettes fiscales

Pendant les périodes de grève, de nombreux employés peuvent cesser de dépenser leur argent, soit par solidarité avec les grévistes en boycottant certaines entreprises, soit de manière contrainte et forcée en raison, par exemple, de perturbations dans les transports ou l’accès aux biens et services. Cette baisse de consommation va bien évidemment frapper au premier chef les entreprises qui vont voir leurs ventes diminuer. Mais, à terme, c’est le facteur travail qui va venir compenser le manque à gagner, en particulier le niveau de rémunération qui risque de stagner et d’être peu à peu rattrapé par l’inflation et les minima sociaux. Enfin, les revenus de l’État vont eux-aussi en pâtir avec la diminution plus ou moins forte des recettes fiscales, notamment des taxes sur la consommation comme la TVA qui représente à elle seule 500 millions d’euros par jour.

Soyons clairs, la France est un pays démocratique qui reconnaît le droit de grève comme un moyen légitime d’exprimer le mécontentement social et les revendications liées au travail. Néanmoins, il serait judicieux que les responsables syndicaux soient mieux formés sur les liens étroits qui existent entre les intérêts des travailleurs d’un côté et une économie en bonne santé de l’autre, afin que leur action gagne en efficacité mais aussi en popularité auprès de citoyens souvent très partagés au regard des répercussions négatives que les grèves ont sur leur quotidien, mais aussi sur l’économie et le climat social en général.