Depuis environ trois ans, la France est entrée dans l’univers étrange des taux négatifs. Outre l’aspect économiquement contre-nature de cette notion, comment expliquer qu’on soit arrivés à une telle aberration ?
Au coeur du problème, l’interdépendance des banques en difficulté
Après la crise des subprimes de 2008, on s’est aperçu de l’extrême fragilité des banques du monde entier en raison de leur très forte exposition à des actifs risqués, pour ne pas dire carrément toxiques. Et pour noircir encore le tableau, toutes ces banques étaient intimement liées les unes aux autres par le jeu des emprunts qu’elles s’étaient accordés mutuellement afin d’assurer leur refinancement.
Devant le risque considérable d’effondrement de tout le système bancaire, il devenait urgent de garantir, à la fois, l’assainissement des comptes de tous les établissements et la mise en place d’un nouveau procédé (provisoire) de refinancement des banques. L’idée principale étant ici de “cloisonner” au maximum toutes les banques sur le plan financier afin d’éviter une réaction en chaîne à la moindre défaillance.
La BCE refinance les banques à taux négatif
C’est dans ce contexte que la Banque centrale européenne a décidé de refinancer elle-même les banques en émettant de grandes quantités de liquidités à leur intention. Et pour s’assurer de l’attractivité de son offre, elle a progressivement baissé son taux d’intérêt principal jusqu’à le rendre négatif, suscitant alors une demande phénoménale de la part des banques. Pour mémoire, en 2020, ce sont ainsi plus de 1300 milliards d’euros de crédits à long terme qui ont été prêtés aux banques par la BCE au taux exceptionnel de -1% par an. Et on comprend l’aubaine pour les banques, car cela signifie que plus longtemps elles empruntent, moins elles auront à rembourser.
Or, cette politique monétaire pour le moins hétérodoxe intervient à un moment particulièrement mal choisi, car les banques se montrent très réticentes à financer l’économie depuis quelques années. L’arrivée de la pandémie mondiale de Covid-19 n’a fait que renforcer leur frilosité devant l’effondrement de pans entiers de l’activité économique. Résultat, les banques reçoivent de plus en plus d’argent qu’elles ne prêtent pas davantage qu’avant et elles se retrouvent donc aujourd’hui à la tête d’une masse considérable de liquidités inutilisées.
Une pénalité pour les banques sur leurs dépôts excédentaires
Dès lors, elles doivent déposer toutes ces liquidités excédentaires… à la Banque centrale européenne. Devant l’absurdité d’une telle situation, la BCE a donc décidé de pénaliser les banques qui ne jouaient pas le jeu. Car, rappelons-le, les banques sont censées augmenter le nombre et le montant des crédits qu’elles accordent à leurs clients en échange de ces énormes volumes de liquidités qu’elles reçoivent de la BCE. Or, dans les faits, elles se retranchent bien souvent derrière des principes de gestion prudentielle pour éviter de se plier à leurs obligations.
Par conséquent, afin de les inciter fortement à utiliser les liquidités prêtées dans le financement de l’économie réelle, la BCE a décidé de “taxer” les dépôts des banques, ou plus exactement de leur appliquer un taux d’intérêt négatif. Ainsi, en 2020, environ 1800 milliards d’euros de réserves excédentaires se voyaient imputer un taux de -0,4 puis -0,5 % (à partir du mois d’août), soit un coût total pour les banques de près de 8 milliards d’euros.
Le coût de la politique monétaire de la BCE pour aider les États
Enfin, la BCE a été amenée à aider les États de la zone euro à franchir les nombreuses crises qui ont émaillé ces douze dernières années, qui se sont accompagnées en outre d’un très fort recul de la croissance économique.
Là encore, une expression est désormais couramment utilisée dans les médias spécialisés pour exprimer l’intervention de la Banque centrale européenne auprès des États. Il s’agit du quantitative easing, ou QE, qui consiste pour la BCE à acheter des titres de dette publique des États sur le marché obligataire. L’objectif est alors de faire baisser les taux à moyen et long terme, permettant de générer des gains en capital pour les investisseurs boursiers et ainsi favoriser la relance économique.
Sauf que les résultats ne sont pas aussi bons qu’espérés. En effet, en achetant massivement des obligations d’État, la BCE a bien fait baisser les taux puisqu’il n’était plus nécessaire aux émetteurs de proposer un taux élevé afin de séduire d’éventuels investisseurs. Au point que ces taux sont même devenus négatifs.
Mais dans le même temps, la banque centrale a généré un effet de rareté de ces mêmes obligations, déséquilibrant le jeu normal de l’offre et de la demande. Par conséquent, face à des investisseurs toujours friands de ce type de produits ultra-garantis (un État est généralement considéré comme un émetteur qui inspire confiance), le prix des obligations sur le marché secondaire a fortement augmenté, diminuant du même coup leur rentabilité. Pour rappel, l’intérêt servi par une obligation est fixé au moment de son émission et ne change plus jusqu’à son terme. Plus on paie cher une obligation, moins elle rapporte proportionnellement.
Les taux négatifs comme outils de spéculation
On pourrait d’ailleurs se demander pourquoi des investisseurs continuent d’acheter ces obligations d’État alors que leur rendement est devenu négatif. Tout simplement parce qu’ils font un pari sur l’avenir.
Tout d’abord, les taux peuvent continuer à baisser et les obligations actuelles peuvent donc devenir plus intéressantes avec le temps. Une obligation au rendement de -0.5% devient subitement attractive lorsque les taux moyens sont aux alentours de -1%. Il est alors possible de les revendre avec une plus-value.
Ensuite, concernant les investisseurs internationaux, ils peuvent espérer une future appréciation de l’euro face à leur monnaie nationale. Dans ce cas, avec un euro plus fort, le prix de revente dans leur devise devient mécaniquement plus élevé.
Enfin, les investisseurs peuvent très bien accepter un taux négatif contre la garantie que l’émetteur ne fera pas défaut, ce qui est très important en période de forte incertitude comme actuellement. Une sorte d’assurance qu’ils sont prêts à payer pour être sûrs que l’essentiel du capital investi sera préservé.
Il y a donc de grandes chances que le phénomène des taux négatifs perdure encore un bon moment, même si on commence à sentir une légère remontée en direction des taux nuls. Une tendance qui est encore loin d’être parfaitement claire mais qui, de toute façon, ne changerait pas grand chose si elle devait se confirmer.
[Article 2/3] Lire le premier article de notre série sur les taux négatifs : Taux négatifs : quelles conséquences pour l’épargne ?
Auteur et consultant depuis plus de vingt ans dans le domaine de la communication stratégique, il a plusieurs fois travaillé pour le compte d'entreprises financières dont il décrypte aujourd'hui les coulisses, tout en vulgarisant les mécanismes économiques de base à l'intention du plus grand nombre.